C’était un soir d’automne
où l’hiver était en train d’investir l’air. La faible chaleur de la
journée se retrouvait balayée par un vent froid, ambassadeur de la dure
saison. Les feuilles mortes tourbillonnaient devant Marty en de folles danses
que les voitures ne cessaient de rythmer.
Il était transi de
froid et revenait du Dark Tower où il avait postulé pour être serveur.
Avant de rejoindre le Corner, il décida
de s’arrêter dans le premier bar venu. " Le Yancy’s ".
Il entra rapidement et deux joueurs relevèrent la tête de leur partie de
cartes pour aussitôt reprendre leur activité comme si de rien n’était.
L’endroit était silencieux, mis à part une chanson que le vieux juke box
rendait difficilement identifiable. Le patron s’occupait près de sa caisse et
sa serveuse, seul symbole de jeunesse regardait fixement la porte d’entrée.
Au mur, Marty remarqua des
photos encadrées dont certaines avaient bien jauni avec le temps. Toutes représentaient
des couples, de tous âges, une sorte de festival d’amour qui semblait bien
singulier au vu du lieu.. Avant de s’asseoir, il regarda tous ces souvenirs
aux sourires figés, emportés à jamais...
Il s’assit et commanda une
chaude tasse de café.
L’ endroit semblait coupé
de tout: loin des tourments de la rue et loin du temps qui passe. Il semblait être
un étrange havre de paix pour le voyageur éreinté, tous ces portraits aux
murs, souriants et réconfortants.. Il essuya la buée qui apparaissait sur le
cadre juste à côté de lui: un couple sur la promenade au crépuscule. Un peu
plus haut, un autre couple avec un enfant posait sur la place John Hope, juste
devant la statue. C’était l’été, sûrement dans les années 70 à en voir
leurs habits.
" Ils ne sont plus ensembles " dit soudain une voix devant lui.
Il sursauta légèrement
,se brûlant en serrant trop fort sa tasse. L’étrange personne devant lui
semblait avoir surgi de nulle part. Le sourire béat de Marty disparut instantanément.
L’homme avait une coiffure
poivre et sel assez volumineuse et Marty n’arrivait pas à savoir si c’était
l’œuvre du vent facétieux ou s’il s’agissait d’une volonté esthétique.
Ses yeux étaient d’un noir profond et semblaient le dévisager tout en
donnant l’impression de regarder ailleurs.
" Nouveau en ville?
- Oui, je viens de Boston.
- Plutôt rare comme chemin.
D’habitude on fait l’inverse.
- Disons alors que je préfère
la discrétion, c’est mieux pour oublier, vous savez.
- Ah.. Eh bien si tu viens
pour oublier, mon ami, tu n’es pas dans la bonne maison "
Marty sourit, quelque peu gêné. Il ne comprenait pas trop la personne qui s'adressait à lui. Peut-être était-ce ce tutoiement assez désinvolte ou son attitude générale. Il ne savait s’il devait rire ou l'ignorer de toute sa superbe.
- Vous venez souvent ici ?
demanda-t-il.
- Moi ? Oh oui, depuis
plus longtemps que tu ne pourrais le penser..
Je dois connaître Jo le patron depuis l’ouverture du Yancy's, à l’époque
où sa femme était encore en vie.
Il montra du doigt un cadre
parmi tant d’autres:
- C’est celui du milieu, sa
femme. C’est à partir de ce moment là qu’il a commencé à en prendre
d'autres et des photos. Tous ceux qui sont autour de toi, tous ceux qui
nous regardent se sont tous séparés. Tu es ici au rendez-vous des rêves brisés.
Marty regarda autour de lui
comme s’il découvrait l’endroit pour la première fois.
La galerie de fantômes le fixait. Une parade de souvenirs, d'instants précieux volés au temps qui passe, disparus à jamais dans l’oubli. Tous ces rires s'étaient tus, ces complicités étaient devenus autant d’indifférence, ces caresses et ces soupirs endiablés étaient maintenant aussi froide que la solitude. Il contemplait tant d'amour sur papier coloré et rongé par la grisaille de la normalité. Il était devenu en quelques instants l'observateur de centaines d’univers de solitude.
Toutes ces
personnes qui avaient punaisées ces photos, qui avaient renoncées à leur passé.
Où étaient-elles maintenant ? Elles avaient sûrement reconstruit autre
chose, une autre vie. Mais toutes celles dont ils venaient de se débarrasser,
sur ce mur de lamentations, étaient mortes à jamais.
Marty
regarda son étrange interlocuteur : « et vous ? »
- Et moi ?
- Oui, je
veux dire, enfin, c’est peut être indiscret…
- Ai-je une
photo accrochée à ce mur ? Oui, là bas, juste à côté de l‘affiche.
Marty se
retourna, suivant le mouvement de son doigt.
Un archipel
de photos semblait graviter autour d’une vieille affiche de Margaret West et
son îlot de bonheur englouti se trouvait là, sur quelques centimètres carrés
de papier photo se gondolant avec le temps et les nuits agitées de l’endroit.
L’étranger
continua :
- Cela fait
longtemps maintenant, mais pas assez, vous devez vous dire…
Marty eut
un sourire gêné. Il regarda au fond de son verre vide. Une des serveuses vint
alors le resservir. Il la regarda, étonné.
- C’est
pour moi, dit gravement l’étranger, ses yeux toujours présent mais son
regard déjà plongé dans le passé.
Marty eut
alors une pensée fulgurante, une fraction de seconde avec lui-même pendant
laquelle il réalisa que cette ville était bien étrange. Les gens y avaient
quelque chose de différent. Ce type en face de lui par exemple, ou cette femme envoûtante aux longs cheveux blond qu’il avait
aperçu un soir dans le parc John Hope, près du vieux pont. Il avait été
subjugué par sa beauté, mais celle ci avait disparu alors qu’il
s’approchait d’elle. Depuis, il
tente toujours de passer par cet endroit, même si cela doit le rallonger, espérant
voir cette déesse qui ne cesse de l’obséder, et comprendre l’étrange
tristesse de son visage.
- C’était
il y a des vies de cela , j’ai l’impression maintenant. Je l’ai rencontrée.
La rencontre ne fut pas des plus spectaculaires, loin de là, mais elle fut de
celle qui vous font réfléchir. Soudainement vous vous dîtes que vous devez
passer à autre chose ou tout du moins vous envisagez comme naturelle la suite
des évènements qui vont constituer votre existence: vous avez trouvé le chaînon
manquant, la pièce qui complète le puzzle de votre vie..
Nous avons
donc affronté ensemble ce que la vie nous envoyait comme épreuve. Chacun de
notre côté, nous nous sommes entraidés, même si nous ne nous en rendions pas
toujours compte. Chacun tenant la barre quand l’autre était trop fatigué.
Rien ne nous effrayait car nous savions que notre navire ne sombrerait pas. Quel
fou j'ai été de croire cela..
Alors
qu’il parlait il avait sur le visage un sourire absent et doux amer. Marty
devina qu’il ne s’adressait pas à lui mas à elle.
Ses yeux
scintillaient.
Au bout de
quelques instants de silence, Marty s’enquit de la suite. Cela eut pour effet
de tirer son conteur d’un soir d’une étrange torpeur.
- "Puis un
jour comme un autre, continua-t-il, sans que véritablement un présage n’ait
pu l’annoncer, nous nous sommes rendus compte que quelque chose n’allait
plus. Nous avions perdu quelque chose en route. Un je ne sais quoi qui a fait
qu’elle n’avait plus la foi ou la volonté de continuer. Je crois que je
l’avais encore, mais il est difficile de croire tout seul, vous savez.
J’ai essayé de l’aider mais en
vain. Ce qui faisait notre force est devenu notre faiblesse : elle ne
semblait plus voir en moi un allié, un chevalier servant mais celui qui ne
pourrait plus l’aider, celui qui n’avait plus les solutions. Alors
lentement, doucement, nos chemins ont divergé. Chacun devenant un étranger
pour l'autre.
Les mots semblaient perdre leur signification, l’un
ne comprenant plus ce que voulait l’autre. C’est ce qui est le plus
difficile quand vous le connaissez aussi bien: vous devinez tout. Et
votre cœur se brise quand vous comprenez ce que ses mots et ses actions veulent
dire et qu’elles ne sont plus ce qu’elles étaient ou qu’elles ne sont que
la preuve que les choses ont changé.
Le plus dur
a été de voir le cocon d’amour et de tendresse se déchirer, de sentir le
vent froid de la solitude se remettre à souffler et de devoir repartir vers
d’autres horizons. On se sent seul et exténué d’avoir tant donné et le
vent froid devient votre compagnon de misère. Il n’y a pas eu d’esclandre,
pas de tromperies, pas de scandale. Juste une déclaration, quelques mots qui
suffisent juste à détruire un grand rêve. Vous vous réveillez alors et tout
vous échappe, s’enfuyant comme le sable entre les doigts….
Marty
le regarda. Il ne savait plus à qui il parlait. Était-ce à lui-même ou à
elle ? Un fantôme du passé semblait revenir le hanter. L’étranger se
leva, les yeux embués.
Il
s’en alla. Marty regarda autour de lui : le bar s’était rempli à présent.
La lumière avait été baissée et la musique un peu plus forte.
Le vent
s’était calmé et il était temps pour lui de rentrer. Il pensa au pont du
parc John Hope.
Il se leva et se dirigea devant la mosaïque de photos. L'armée de visages éternellement souriant, fantômes trompeurs le regardai. Il chercha la photo de son interlocuteur. En regardant tous ses rectangles de couleur, ses yeux passèrent d’une plage à une montagne, de l’hiver à l’été, du soleil à la pluie, du jour à la nuit. Il y avait des amants enlacés ou s’embrassant, se tenant par l’épaule, se souriant, fermant les yeux, grimaçants, ivres ou non. Tous s'aimaient un peu, beaucoup, à la folie et maintenant plus du tout
Mais dans ce tourbillon de cœurs
brisés, il ne la vit pas. Il regarda une nouvelle fois, affrontant les visages figés qui semblaient lui rendre son regard, mais en vain.
Il n’y
avait pas de photo de lui.